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Contributions à l'histoire de l'enfance aux XVIIIe et XIXe siècle
19 février 2023

L’acte d’abandon : temporalité, lieu et modalités.

Dans cette étude, nous allons nous pencher sur l’acte d’abandon dans sa dimension organisationnelle, c’est-à-dire ce qui se passe entre la naissance de l’enfant et son dépôt au tour. L’abandon d’un enfant, c’est une temporalité, un lieu : le tour, qui sera traité séparément, une organisation, des intermédiaires, un vécu, des parcours individuels. A l’aide des procès-verbaux d’exposition, nous allons essayer d’éclairer le moment qui sépare la naissance de l’enfant de celui où la porte du tour se refermait sur lui. Les enfants trouvés hors du tour, abandonnés sur la voie publique feront l’objet d’une communication à part. Ainsi que les quelques interrogatoires d’enfants suffisamment grands pour faire part de leur expérience.

Le moment de l’exposition.

Nous avons étudié le phénomène entre l’an 3 (1794) et 1830 pour la répartition mensuelle et 1820 pour l’heure du dépôt. Nous aborderons tout d’abord la distribution mensuelle puis le moment choisi dans la journée pour mettre l’enfant dans le tour.

La saisonnalité : une pratique plutôt hivernale.

 5 683 enfants sont concernés par notre propos, le graphique qui suit permet de visualiser à quelle période de l’année, ils ont été déposés au tour.

 

 L’image du phénomène que renvoie le graphique est sans surprise, une hausse régulière des abandons à partir du mois d’octobre suivie d’une décrue à partir du mois d’avril. On retrouve le même phénomène pour Nevers étudié par Guy Florenty : « La répartition mensuelle des admissions d’enfants se caractérise par une concentration durant la fin de l'automne et l'hiver, de novembre à mars. Cette situation s'accentue au début du XIXe siècle et met en valeur l'opposition entre les beaux jours et la mauvaise saison : on se débarrasse alors d'une charge qui se révèle insupportable ou, peut-être, par souci d'humanité́, pour protéger l'enfant des affres de la faim et des morsures du froid. » [1]Ajoutons que la période hivernale à la campagne comme à la ville est un moment de moindre activité économique et donc de diminution des revenus. François Langlois pointe   aussi que « Le mouvement saisonnier de l'abandon reflète celui des naissances, qu'elles soient légitimes ou non : maximum en mars, minimum fin de l’été. » [2]

 L’heure de l’abandon.

Nous connaissons l’heure de l’exposition de 92 % des 3 929 enfants mis dans le tour entre l’an 3 et 1820, 246 l’ont été entre une heure du matin et midi inclus soit 6,8 %, 3 371 entre 13 heures et minuit. Deux graphiques illustrent notre propos, le premier en nombre d’exposition permet de ne pas perdre de vue l’importance numérique du phénomène.

 

Le second en pourcentage met en évidence une accélération nette des abandons à partir de 18 heures puis une croissance régulière avant d’atteindre un plateau entre 20 heures et 21 heures puis d’entamer une décrue très marquée à partir de 22 heures.

 On constate que 67,7 % des expositions ont lieu entre 19 heures et 22 heures. Le cœur de la nuit, ainsi que l’illustre le graphique ci-dessous, bien que permettant un anonymat renforcé, n’est pas plébiscité par les abandonneurs.

 

 Nos constats sont confirmés par des exemples tirés d’autres villes, ainsi à Nevers, Guy Florenty note pour les années 1820 « Si l'on dépose des enfants à toute heure du jour et de la nuit, certaines périodes de la journée sont plus fréquemment choisies. Les matinées attirent peu alors que les expositions se multiplient à la fin de l'après-midi et en début de soirée, entre 17 et 22 heures, avant de diminuer progressivement au cours de la nuit : plus de la moitié des enfants exposés sont déposés dans le tour de l'hospice à la tombée de la nuit de 19 à 22. » [3]

Perçoit-on une variation des horaires en fonction du moment de l’année ? Nous avons effectué un rapide sondage pour les années 1810, 1815 et 1820, en nous focalisant sur 4 mois « sombres » : novembre, décembre, janvier et février et 4 mois « clairs » : mai, juin, juillet, août. Pour les mois « sombres » sur 256 expositions 66 % ont lieu avant 20 heures. Pour les mois « clairs » sur 159 dépôts au tour, 67 % ont lieu à partir de 21 heures. A Nevers, Guy Florenty fait le constat suivant : « Par ailleurs, des décalages horaires sont perceptibles selon la saison et la durée du jour. Ainsi, de la Toussaint à la fin mars, les expositions se multiplient à partir de 18 heures pour culminer entre 19 et 20 heures ; durant le printemps et à la fin de l'été, d'août à octobre, le maximum se décale d'une heure ; enfin, pendant l'été, les abandons se produisent en majorité́ entre 21 et 22 heures soit le moment où la pénombre qui s'installe permet de mieux se dissimuler. » [4] A Rouen, certes pour les années 1783-1789, Jean-Pierre Bardet met en évidence « que les heures de pointe […] se situent entre 18 et 20 heures en hiver et en automne, entre 19 et 21 heures au printemps, entre 20 et 23 heures aux beaux jours […] Quant aux heures claires, heures du travail certes, mais surtout heures du regard inquisiteur, elles sont ignorées, sauf par la mince frange des sans-honte. » [5] La honte est sans aucun doute, l’une des raisons du choix de l’heure d’exposition, Jean-Pierre Bardet, le pointe sans équivoque : « Exposer un enfant (le sien ou celui d'un autre) est incontestablement un acte ressenti comme honteux et fautif. Honteux, il a lieu surtout lorsque la nuit est tombée. » [6]A ce sentiment, il convient peut-être d’ajouter quelques facteurs en faveur des expositions aux heures claires : peur de l’insécurité liée à la grande ville, trajet de retour pour les abandonneurs venant des campagnes plus ou moins éloignées, mais aussi la banalisation de l’abandon. François Langlois dans son étude sur les enfants abandonnés de Caen pointe une évolution : « A la fin du XVIIIe siècle, profond changement, on dépose les enfants à tout moment, même siles heures de find'après-midi dominent (après le travail). Le risque a cessé́, la honte semble atténuée, l'abandon est banalisé. » [7]

 

Des abandons précoces.

La ventilation par âge des abandonnés met en évidence que l’abandon intervient majoritairement dans les premiers jours qui suivent la naissance. Pour cet aspect de la question, nous renvoyons à la contribution : L’abandonné : description, sexe, âge, environnement. Le pourquoi de ces abandons rapides est abordé dans le paragraphe : Les raisons de l’abandon précoce. Dans ce chapitre nous avons essayé de préciser le laps de temps qui s’écoulait entre l’accouchement et le dépôt au tour. Dans un certain nombre de cas, nous possédons grâce aux billets la date et le lieu de naissance de l’enfant, ce qui nous a permis d’en connaître l’heure. Dans la mesure où sur les procès-verbaux d’exposition figure l’heure de l’exposition, il est possible de calculer le temps écoulé entre la naissance et le dépôt au tour. La précision de ce calcul est bien sûr tributaire de la précision des horaires notés.

Le graphique ci-dessous nous permet de visualiser les résultats obtenus. Ces derniers portent sur un nombre restreint d’enfants exposés : 340, ce qui est dérisoire par rapport à la masse des dépôts au tour. Nous nous sommes limités aux expositions ayant eu lieu moins de 24 heures après la naissance. De fait, nos données concernent pour l’essentiel Orléans et ses environs proches. Près de 33 % des dépôts ont lieu dans les cinq heures qui suivent l’accouchement, 43 % dans les 10 heures et 62 % dans les 12 heures. Notons que dans 6 cas, l’écart est de 30 minutes.

 

 

 

Si notre échantillon est faible, il n’est peut-être pas si éloigné que cela de la réalité en ce qui concerne les accouchements orléanais. Il ne faut pas perdre vu qu’un nombre important d’entre eux étaient réalisés à la maternité de l’hôpital qui dans ces deux localisations pour la période de notre étude, se trouve à proximité du tour. Voici pour conclure deux exemples, d’exposition au bout d’une heure : Julie Alexandrine en 1834, et Camille Félicité en 1838.

 

A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, Julie Alexandrine en 1834, n° 766

 A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, Camille Félicité en 1838 n° 629 DCD 27/4/1907 n° 617

Avec Augustin Pineau, nous avons un parcours plus complet. Françoise Pineau journalière, 25 ans, née et domiciliée à Rebréchien, est accouchée à l’hospice de La Croix par Mme Houze, sage-femme, épouse de Pierre Saison le 6 avril 1809 à 10 heures du matin. A 14 heures, la sage-femme déclare l’enfant, à la mairie d’Orléans sous le nom d’Augustin Pineau.[8] Son billet nous apprend qu’il est baptisé, mais nous ignorons à quelle heure. L’enfant est déposé au tour à 19 heures, soit 9 heures après sa naissance peut-être par la sage-femme.

Le cas des accouchements au domicile de la sage-femme.

Lorsque la mère accouchait chez la sage-femme, les délais entre la naissance et l’exposition semblent plus longs. Nous en possédons plusieurs exemples pour l’année 1825.

Plusieurs accouchements effectués chez Rose Gaucheron, femme Lecomte habitant 18 rue de la Crosse nous donnent des écarts entre la naissance et l’exposition.  Jean Xavier Leguet né le 12 octobre 1825 à 3 heures du matin fut exposé le même jour à 23 heures, soit une vingtaine d’heures après l’accouchement de sa mère Rose, une brodeuse de blouses de 37 ans.[9] Le même écart est constaté pour Vallet Adolphe venu au monde le 2 mai de la même année, fils de Virginie Vallet, domestique de 23 ans[10] ou Louise Haye dont la mère, Magdeleine, couturière de 32 ans accoucha le 6 mai à deux heures du matin et qui fut déposé au tour à 21 heures 30.[11] La même année, nous repérons chez d’autres sages-femmes orléanaises comme Madeleine Larousse femme Alluard, 3 rue Saint Maclou ou Catherine Fauvin, 206 rue des Croissants, des naissances suivies de dépôt au tour. Si nous ne sommes pas en mesure d’affirmer que ces enfants furent déposés par ces sages-femmes, même si de fortes présomptions existent. Notons que ce sont elles qui firent les déclarations à la mairie, que les expositions eurent lieu entre 21 h 30 et minuit et que les enfants dont les noms sont cités ne furent pas baptisés.

Parcours de quelques enfants nés hors d’Orléans.

Bien sûr dans le cadre d’une naissance hors d’Orléans, le laps de temps s’écoulant entre la naissance et l’exposition est plus long comme le montre le parcours de quelques d’enfants que nous avons reconstitués. Marie Angélique Eulalie Pierre née le 10 mars 1812 à 4 heures du matin à Pithiviers est la fille d’Angélique Pierre, domestique, originaire de Boesse. L’enfant est enregistré à la mairie de Pithiviers le même jour [12] puis exposé le lendemain à 19 heures soit 1 jour et 15 heures après (39 heures). 16 heures s’écoulent pour Brechenier Charles, fils de Sophie, une journalière originaire d’Estouy, né le 20 avril 1812 à 4 heures du matin,  [13] enregistré et baptisé le même jour, il est exposé à 20 heures. L’accouchement de ces femmes eut lieu au domicile de Charlotte Billard veuve Laurent Lasnier, sage-femme de Pithiviers. On ignore si la sage-femme se chargea de conduire ces enfants à Orléans.

L’abandon une décision mûrie ?

Il est impossible de savoir ce qui se passait dans la tête de toutes ces femmes se retrouvant enceinte très souvent sans l’avoir désiré. La question qui nous préoccupe est de savoir si l’abandon relevait d’une décision mûrie, d’un geste préparé ou s’il relevait d’une décision face à une situation occultée, comme un déni de grossesse.

Une conscience de sa situation.

On peut penser que se sachant enceinte, une femme seule s’interrogeait sur ses possibilités de pouvoir ou non garder son enfant. Les billets qui nous renseignent sur les motivations de l’abandon ne laissent guère de doute sur les conclusions qu’en tiraient nombre d’entre elles, à savoir l’impossibilité, dans leur situation, de pouvoir élever leur enfant. De fait, la solution de l’exposition devait rapidement s’imposer à elles.

Néanmoins, il est aussi possible que la décision de l’abandon n’ait pas été programmée et que la décision intervienne après l’accouchement. Parmi les facteurs déclenchants, on peut penser à la naissance de jumeaux, à l’état de santé du nouveau-né : malformation, souffreteux, à l’abandon du conjoint immédiatement après la naissance ou à la prise de conscience de l’existence de l’enfant.

Dans le cas d’abandon d’enfants plus grands, la dégradation de la situation économique, la maladie, le décès voire l’abandon du domicile par un des conjoints amenaient après une réflexion plus ou moins longue à exposer un ou plusieurs enfants.

Une préparation matérielle anticipée ?

On peut considérer que le geste d’abandon nécessitait quelques préparatifs. L’étude des vêtures montre que dans une grande majorité les enfants déposés sont globalement bien habillés, l’entassement des vêtements, en particulier des couvre-chefs s’il traduit un geste d’affection suppose aussi un minimum de préparation, en particulier dans le cas d’un premier enfant. Choisir une remarque ne devait pas être bien compliqué surtout lorsqu’il s’agissait d’un ruban ou un morceau de tissu que possédait l’immense majorité des femmes. D’autres marques nécessitaient peut-être un peu d’anticipation comme l’achat d’un collier ou se procurer une médaille de la Vierge. L’éventuel recours à un tiers pour rédiger un billet ou pour effectuer le dépôt demandait sans doute de s’y prendre un peu à l’avance.

Qui dépose ?

Nous disposons de peu de données pour identifier les déposants. A l’exception de quelques cas, les procès-verbaux sont   muets, ce qui est conforme au droit à l’anonymat. Nous devons donc nous contenter des rares éléments qu’ils contiennent. Si nous avons en tête l’image véhiculée par le tableau de Charles Marchal : Le dernier baiser d’une mère représentant une mère déposant en catimini, à la nuit tombée, son enfant, cette vision mérite d’être nuancée.

 

                            Charles Marchal : Le dernier baiser d’une mère (1858).

                            Les Pêcheries - Musée de Fécamp

Plusieurs sortes de personnes étaient concernées par l’exposition au tour : les mères bien entendues, mais aussi les sages-femmes, des membres de la famille, des relations proches ainsi que « des meneurs » aux motivations mercantiles.

Des enfants déposés par leur mère.

Une parturiente peut quelques heures après la naissance de son enfant se lever et se déplacer, pour peu que son accouchement se soit déroulé dans des conditions correctes. On peut donc penser que des nouveau-nés déposés une dizaine d’heures après leur venue au monde puissent l’avoir été par leur mère. Parmi elles figurent celles qui accouchèrent clandestinement, sans aucune aide, c’est la mère elle-même qui devait déposer son enfant. Pour celles qui accouchaient à l’hôpital, la proximité du tour simplifiait la démarche.

Dans un certain nombre de billets, nous trouvons la formule : « Je dépose … » pouvant laisser penser que l’exposition avait été faite par la mère. Néanmoins, il convient d’être prudent avec ce « je » qui peut aussi désigner une tierce personne ayant rédigé le billet et ayant amené l’enfant au tour. Reste que sur plus 13 000 enfants exposés, un pourcentage non quantifiable le furent par leur mère. Si l’on exclut les « Je dépose » dont on ne sait qui s’exprime, quelques cas attestent d’un dépôt par une mère, un troisième probablement par un père.  Le premier cas concerne en 1840 Joséphine Patrolin, journalière à Lorris ayant accouché d’une fille prénommée Joséphine à propos de laquelle le maire de la commune écrit : « nous ayant déclaré qu’elle était dans l’intention de la mener à Orléans, à maison des enfans trouvés » il attestait de surcroît que cette dernière était « totalement dans l’indigence la plus absolue. »[14]

Joséphine Patrolin, peut-être sans autre solution, parcourut donc les 50 kilomètres qui séparent Lorris d’Orléans. Le second cas concerne Augustin César en l’an 13 dont nous reproduisons le billet ci-dessous.

 

A.M.O 3Q 5. Procès -verbal d’exposition de Augustin César Jacques, billet (copie)  25 thermidor an 13.

Dans le troisième cas, s’il n’est pas clairement indiqué dans le billet que c’est le père qui dépose l’enfant, une forte présomption existe néanmoins pour que cela soit le cas. Suzanne Elisabeth est âgée de 4 mois, en 1829 lorsque deux jours après de décès de sa mère, Elisabeth Verques elle est déposée au tour. En 1835, 6 ans après son exposition, son père Etienne Courtruy, débardeur de son état la retirera de l’hôpital.[15]

Le dernier cas concerne des enfants plus grands : Angélique 6 ans, Alexandrine 4 ans et Célestine 1 an, originaires de Boigny. Deux d’entre eux, probablement les deux plus grands furent déposés, en 1837 par leur mère Marie Thérèse Beauvais, épouse de Claude Solman à la porte d’entrée de l’hôpital général, le troisième, « presque au même instant » dans le tour à une heure de l’après-midi.  Dans un courrier au maire d’Orléans, la commission administrative de l’hôpital général d’Orléans demandait à l’édile « de faire faire des recherches pour découvrir la demeure réelle de la femme Salmon et de l’engager à venir retirer de suite ses trois enfants » [16] reçus provisoirement à l’hôpital.

L’exposition au tour : qui sont les tierces personnes ?

Si déposer son enfant au tour lorsque l’on avait accouché à Orléans n’avait rien d’insurmontable pour une mère, « Ce sont pourtant souvent des intermédiaires qui apportent les enfants nouveau-nés. »  nous dit Jean-Pierre Bardet dans son étude sur Rouen, [17].  S’il est probable que Joséphine Patrolin évoquait précédemment ne fut pas un cas isolé, le recours à des tierces personnes tant à la campagne qu’à Orléans est un fait attesté. 

Concernant les expositions faites au tour d’Orléans, si un nombre restreint de billets nous permette d’en identifier certains et d’esquisser quelques pistes, force est aussi de constater que les déposants nous échappent.

« avoir livrée et aportée à la Maison des pauvres une enfant femelle »

Le billet reproduit est un des deux seuls permettant de mettre un nom sur une tierce personne ayant déposé un enfant et qui ne soit pas rédigé par une autorité municipale.  L’enfant, né à Pithiviers le 29 mai, fut exposé à 21 heures le 3 mai soit un laps de temps assez important pour un nouveau-né. La mère hésita-telle ?

 

 A.M.O 3Q 8. Procès -verbal d’exposition de Marie Louise Carvoisie 3/5/1813.

Nous avons retrouvé 29 billets nous fournissant des éléments sur les personnes ayant effectué le dépôt d’un enfant au tour. 9 déposants sont des hommes, 20 des femmes. Les éléments permettant d’affiner leurs profils sont encore plus rares. On relève deux membres de la famille de la mère (une sœur et un beau-frère), cinq sages-femmes dont une procède à deux dépôts, Anne Boiret de Manchecourt, une nourrice. Dans deux cas, l’exposition est réalisée par un duo de femmes. Parmi les neuf hommes ayant fait le chemin jusqu’à Orléans se trouve le mari d’une sage-femme et le sieur Vapereau. Avec ce dernier, nous sommes peut-être en présence d’un de ces meneurs, car son nom revient quatre fois dans notre documentation.

Dans d’autres cas, il s’agit probablement d’individus qui se charge du transport, probablement contre rétribution. Ainsi Jean-Louis Patrolin, un manouvrier d’Aunay-la-Rivière, en présence de la mère de l’enfant, avertit les autorités municipales de son déplacement.[18] Il en est de même pour la veuve Adelle Sallé âgée 50 ans d’Ouzouer-sur-Trézée ou Alexandre Moulin, journalier de Vitry-au-Loges en 1832.

« par les soin de Mme Joly sage-femme » [19]: le rôle des sages-femmes.

Le rôle des sages-femmes dans l’exposition des enfants dans les tours est un fait reconnu par les historiens, « Les sages-femmes sont les entremetteuses de choix. », pointe Jean-Pierre Bardet[20]  et on voit mal pour quelles raisons celles du Loiret n’y auraient pas participé. On peut envisager que lorsqu’une fille-mère accouchait chez une sage-femme ou avec son aide à son domicile, cette dernière, par charité ou moyennant finance, acceptait de se charger de l’exposition voire servait d’intermédiaire pour trouver quelqu’un qui s’en chargerait. De même qu’elle pouvait, si la mère le souhaitait, rédiger le billet. Le caractère stéréotypé de nombreux d’entre eux, nous y reviendrons, laisse peu de doute sur le fait qu’ils sont de la même main.

Le billet reproduit ci-dessous est le seul, à notre connaissance, qui soit rédigé par une sage-femme, en l’occurrence Mme Joly, déclarant qu’elle a exposé un enfant et l’a fait baptiser,  car elle précise qu’elle lui a donné le prénom de Mathilde. Nous ignorons où elle exerçait.

A.M.O, registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1840 n°1188.

Dans le second billet reproduit, [21] on constate que la sage-femme, Mme Morand, fit le chemin de La Neuville-aux-Bois à Orléans pour exposer Louis Léon fils de Marie Madeleine Mothu, veuve Chartrain et d’un père inconnu.

A.M.O. 3Q 10. Procès-verbal d’exposition de Louis Léon Mothu 20/10/1817.

Les sages-femmes en accusation.

Isabelle Le Boulanger pointe dans son étude sur les Côtes-du-Nord, la mauvaise réputation des sages-femmes et l’existence d’un commerce bien rôdé autour de l’accouchement et de l’exposition. [22] Nous ne disposons pas de données pour affirmer qu’il en était de même dans le Loiret, néanmoins la situation dans le département ne devait pas très différente. 

Meneurs et « filières ».

Les différentes études mettent en évidence « de véritables professionnels du transport et de l’abandon d’enfants, ces « meneurs » à la sinistre réputation mais dont nous ne pouvons cerner la personnalité en raison du trop faible nombre d’indices à notre disposition » comme l’écrit Guy Florenty à propos de Nevers Nous avons évoqué le sieur Vapereau, son nom apparaît dans quatre billets, deux concernent des enfants Engenville notons que sur l’un d’eux, il est rayé, néanmoins on arrive à le lire, de plus il émane de la même personne, le troisième d’une commune limitrophe, Intville, le quatrième certificat émanant du maire de Manchecourt, il cite un sieur Vapreau, de Pithiviers, on peut envisager que dans ces quatre situations, il s’agisse du même individu. Tous ces lieux : Engenville, Intville, Manchecourt sont à une dizaine de kilomètres de Pithiviers. Rien ne permet d’affirmer qu’il est l’un de ces meneurs, mais le doute est permis. On constate qu’il reçoit la caution des autorités municipales, il apparaît donc comme une personne-ressource.

« J’ay soussigné maire de la commune de Manchecourt[….] certifie que le Sr Vapreau de Pithiviers c’est chargé aujourd’hui cinq heures du soir d’un enfant de sexe feminin pour le porter aux enfants abandonnés à Orléans né d’hier en cette commune fille naturel de Marie Louise Menier. » [24]Né le 28 janvier, l’enfant, non baptisé car le prêtre de Manchecourt était absent, fut pris en charge par Vapreau le 29 à 17 heures et exposé le 30 à 19 heures.

Un autre indice pourrait laisser entendre qu’il existait, en particulier à Orléans, des sortes de « filières ». Il s’agit de la rédaction de nombreux billets pour lesquels on retrouve de façon récurrente les mêmes formulations, fautes d’orthographe comprises. A titre d’exemple, ce point sera abordé de façon plus complète dans l’étude sur les billets, on relève en 1813 au moins 50 fois, des billets sur les modèles suivants « Le dix huit octobre mil huit cent treize une fille nomé Cécile » ou « une fille nomé … », seul changeant la date, le sexe ou le prénom.

On peut en déduire que l’on a affaire dans ces différents cas au même rédacteur et envisager qu’il puisse s’agir du déposant. Dans cette hypothèse, on serait en présence d’individus ayant de nombreuses expositions à leur actif et connu de la population.

L’existence de ces meneurs était connue, ils sont quelques fois évoqués dans les rapports présentés au Conseil général, leur responsabilité dans le mauvais état de santé et donc la mortalité à la crèche des enfants trouvés venant des campagnes est pointée. Ainsi en 1839, on peut lire dans une délibération : « le peu de soin avec lequel les individus chargés de transporter les enfans, s’acquittent de ce devoir, occasionne un grand nombre de décès. » [25] Une autre, toujours à propos des trajets, pointait en 1842 le manque précaution "si nécessaire pour assurer leur existence. »[26]  Étaient aussi dénoncés, « ceux qui exploitent cet affreux commerce » ou « ces messagères qui font le métier de colporter secrètement les enfans au tour le plus proche » [27]

On ignore combien d’enfants n’arrivèrent jamais à Orléans. Un billet, unique à notre connaissance, fait état du décès d’un enfant au cours de son transfert vers Orléans. Le 3 mars 1837, Geneviève Roux, âgée de 25 ans, sans profession accouchait chez son père à Egry de deux enfants jumeaux : un garçon Mathurin Joseph et une fille Françoise Mathurine. Ils furent baptisés le lendemain puis conduits à Orléans. Un écrit du maire de Batilly, au revers du billet du curé d’Egry signale que le garçon mourut dans cette commune. Si le caractère gémellaire de la naissance put jouer dans la décision de l’exposition, il eut probablement aussi une responsabilité dans le décès de l’enfant, mais on ne peut non plus écarter de mauvaises conditions du transfert. Certains maires ayant des doutes, réclamaient des preuves de la bonne arrivée de l’enfant, le Maire d’Oussoy concluait son billet ainsi : « nous prions Mr le directeur de l’hospice si cet enfant a été déposé et s’il n’est point mort avant son arrivée. »[28] 

Le Maire de Vitry-aux-Loges faisait la même démarche en 1833 comme on peut le lire sur le billet ci-dessous ainsi que celui d’Ondreville en 1832. [29]

A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, Chainay Jules, 1832 n° 432.

Nous terminerons cette évocation « des meneurs » avec une lettre de l’économe de l’hôpital, le sieur Dumain en date de 1815 au maire d’Orléans. Elle détaille les circonstances de l’exposition d’Eustache Piade, un nouveau-né. Le déposant, Simon Milte, un compagnon charron du Cher fut pris en flagrant délit par l’économe. L’extrait ci-dessous relate l’échange entre les deux hommes.

 A.M.O. 3 Q 9. Procès-verbal d’exposition, d’Eustache Piade, lettre au maire d’Orléans 4/7/1815.

Loin d’ajouter foi au discours du dit Milte le sieur Dumain envisageait que « cet enfant touche de plus ou moins près à Simon  Milte, ou ce dernier a eu mission de ses auteurs »

« Où ils ont chargé une personne de les déposer à l’hôpital » : le témoignage d’abandonnés.

Nous possédons quelques interrogatoires d’enfants suffisamment âgés pour pouvoir répondre aux questions du personnel de la crèche. Ces derniers obtinrent rarement des réponses utilisables. Le désarroi des enfants, l’état de sidération bloquaient sans doute leur expression. De surcroît, ils avaient peut-être été chapitrés pour ne rien dire.  Ainsi Marthe Félicité ignorait qui l’avait amenée.[30]  Denis Hubert, âgé de 7 ans « Interrogé ou il demeurait et qui l’avait amené nous a répondu que cetait un monsieur chez lequel il demeurait, mais dont il ne savait pas le nom. » [31]. Pierre Landry, 10 ans, fit la même réponse « venu en charrette » « il demeurait chez le monsieur qui l’avait amené » [32]. Jaspe André, 6 ans était venu avec sa mère en voiture. [33] Germain Maximilien 4 ans déclara « etre de lille en flandre et avoir été amené par sa mere que son père faisait des peignes a chignon ». [34]  Le cas le mieux documenté concerne les deux enfants Remy âgés de 5 ans et 3 mois. Le résumé de l’interrogatoire d’Adélaïde nous apprend que leur père était un herboriste et pêcheur de sangsues et leur mère s’appelait Victoire Piedboug, la famille vivait à Blois et « que ses père et mère l’ont amené ainsi que sa jeune sœur à Orléans, où ils ont chargé une personne de les déposer à l’hôpital. » [35]

« pour lui servir dans son voyage » : le rôle des maires.

Si l’on se base sur des documents en notre possession, certaines personnes se chargeant d’aller porter un enfant à Orléans avertissaient ou demandaient l’autorisation du maire. Ainsi Françoise Gueston, femme Boiret, une sage-femme, se chargea du fils de Françoise Desforges ou de la femme Girard à qui on remet Marguerite, toutes deux de Manchecourt.

A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1828 n° 967.

Les billets retrouvés sur les enfants peuvent être assimilés à des passeports intérieurs permettant de dédouaner le porteur du nouveau-né en cas de contrôle de gendarmerie. On retrouve sur les documents des formules comme « pour lui servir au besoin », « pour lui servir dans son voyage », « lui faire valoir au besoin », mais aussi « autorise ». Quant à celui de Thimory il s’impliquait en écrivant : « Ge vous pris bien davoir la bonté de recevoir lenfant que jai vous envoi cet enfans » [36]

Déposer un enfant à la crèche, en particulier en venant à la campagne, avait un coût, en 1828, un billet, rédigé par le curé d’Aulnay signalait que pour porter l’enfant de sa belle-sœur au tour, un beau-frère, « dans la dernière indigence et [n’ayant] aucun moyen ni de garder l’enfant ni de payer la moindre somme, [dû] emprunter pour son voyage. » [37]

Connaître le processus de dépôt d’un enfant s’avère compliqué, mais somme toute logique, dans la mesure où l’anonymat était reconnu par la loi. Si les mères étaient bien sûr partie prenante du geste d’abandon, gravitaient aussi autour de l’abandonné d’autres personnes dont les motivations étaient souvent moins charitables. On devine une espèce de commerce s’appuyant sur la détresse de ces mères dont profitaient sages-femmes et autres « meneurs de tristes réputations. » Si les premières avaient probablement comme motivation la survie de l’enfant qu’elles avaient mis au monde, les seconds ne devaient pas s’embarrasser de telles considérations. Malheureusement, les sources ne permettent pas d’aller plus loin.



[1] Florenty Guy. Les abandons d'enfants à Nevers à la veille de la Révolution et dans les années 1820. In : Enfance abandonnée et société́ en Europe, XIVe-XXe siècle. Actes du colloque international de Rome (30 et 31 janvier 1987) Rome : École Française de Rome, 1991. pp. 609-634. (Publications de l'École française de Rome, 140) p 613 ; https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1991_act_140_1_4470

[2] Langlois François. Les enfants abandonnés à Caen, 1661-1820. In : Histoire, économie et société́, 1987, 6e année, n°3. L'enfant abandonné. pp. 307-328 ; p doi : https://doi.org/10.3406/hes.1987.1454 https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1987_num_6_3_1454

[3] Florenty Guy. Op.cit.; p 614

[4] Ibib.,

[5] Bardet Jean-Pierre. Enfants abandonnés et enfants assistés à Rouen dans la seconde moitié́ du XVIIIe siècle. In: Annales de démographie historique, 1973. Hommage à Marcel Reinhard. Sur la population française au XVIIIe et au XIXe siècles. pp. 19-47 ;  doi : https://doi.org/10.3406/adh.1973.1129https://www.persee.fr/doc/adh_00662062_1973_hos_1973_1_1129

[6] Ibib.,

[7] Langlois François. Op.cit. ; p 360

[8] A.M.O, registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1809 n°356 et n° 362

[9] A.M.O. registre d’état civil des naissances d’Orléans 1825 n° 1019 et n° 1036.

[10] A.M.O. registre d’état civil des naissances d’Orléans 1825 n° 523 et n° 539.

[11] A.M.O. registre d’état civil des naissances d’Orléans 1825 n° 530 et n° 539.

[12] AD 45, registre d’état civil des naissances de Pithiviers, 1812 n° 20. A.M.O 3Q 8. Procès -verbal d’exposition 11/3/1812.

[13] AD 45, registre d’état civil des naissances de Pithiviers, 1812 n° 33. A.M.O 3Q 8 Procès -verbal d’exposition 22/4/1812

[14] A.M.O, registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1840 n° 852.

[15] A.M.O, registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1829 n° 464. AD45, 2L22 registre des délibérations de la commission administrative de l’hôpital général d’Orléans, 5/9/1835.

[16] AD45 2L8, registre de correspondance active de la commission administrative de l’hôpital général d’Orléans, 13/3/1837.

[17] Bardet Jean-Pierre. Enfants abandonnés et enfants assistés à Rouen dans la seconde moitié́ du XVIIIe siècle. In :  Annales de démographie historique, 1973. Hommage à Marcel Reinhard. Sur la population française au XVIIIe et au XIXe siècles. pp. 19-47 ; doi https://doi.org/10.3406/adh.1973.1129 https://www.persee.fr/doc/adh_0066-2062_1973_hos_1973_1_1129

[18] A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1833 n° 1144.

[19] A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1840 n° 778. Certificat du maire de Corbeilles.

[20] Bardet Jean-Pierre. Op.cit.

[21] Le premier billet est un extrait d’acte de baptême.

[22] Le Boulanger … p.103

[23] Florent Guy. Les abandons d'enfants à Nevers à la veille de la Révolution et dans les années 1820. In: Enfance abandonnée et société́ en Europe, XIVe-XXe siècle. Actes du colloque international de Rome (30 et 31 janvier 1987) Rome : École Française de Rome, 1991. pp. 609-634. (Publications de l'École française de Rome, 140) ;  https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1991_act_140_1_4470

[24] A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1825, n°134.

[25] A.D 45, PO 54 1839. Délibération de Conseil général, 1839 p. 91.

[26] A.D 45, PO 54 1842. Délibération de Conseil général, 1842 p. 154.

[27] A.D 45, PO 54 1848. Délibération de Conseil général, rapport du préfet 3/9/1848.

[28] A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, Poulard Marie Célestine, 1847 n° 96

[29] A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1833 n° 1144.

[30] A.M.O 3 Q 5 Procès-verbal d’exposition 11 messidor an 12.

[31] A.M.O 3 Q 5 Procès-verbal d’exposition 10 prairial an 11.

[32] A.M.O 3 Q 5 Procès-verbal d’exposition 16 prairial an 11.

[33] A.M.O 3 Q 5 Procès-verbal d’exposition 2 messidor an 8.

[34] A.M.O 3 Q 5 Procès-verbal d’exposition 30 floréal an 13.

[35] A.D 45 2 L 9 Registre de correspondance de la commission administrative de l’hôpital général. Lettre au préfet du Loiret 28/4/1840.

[36] A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1848 n° 491.

[37] A.M.O. Registre d’état civil des naissances d’Orléans, 1828 n°244.

 

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